Le Juif errant : du mythe à la figure carnavalesque
- Wilson Décembre, PhD.
- 6 févr.
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 8 févr.

« Je suis toujours hasardeux et toujours nécessaire parce que je suis l’histoire et la marche du
temps. Je m’appelle Laquedem, Fussӓnger, Ahasvérus, Carthaphilus, Luis de Torres, Omar Ibn
Battûta, Hiuan-tsang, Démétrios ou Ragnar le Savant : les hommes sont des poèmes récités
par le destin. Je suis surtout anonyme et toujours collectif. Parce que, avant d’être un
homme, un voyageur, un maudit, un héros de roman – quelle horreur ! -, je suis d’abord un
mythe. Vous comprenez ? Je traîne dans tous vos souvenirs, vos fantasmes, vos peurs, vos
espérances. Je suis tout ce que vous avez fait et aussi et surtout que vous ne ferez jamais. […]
Je ressemble au monde et à la vie. J’aurais pu ne pas être. Mais maintenant que je suis,
personne ne m’effacera plus. Vous avez devant vous l’image même de l’inutile qui, par la
grâce de l’être, est devenu nécessaire ». C’est ainsi que se définit le héros du roman de
l’écrivain français, Jean d’Ormesson. Le Juif errant est un homme multiple, un homme-
monde qui a le redoutable privilège d’être affranchi et des limites de l’espace et de celles du
temps. Seul véritable cosmopolite, il est aussi le seul homme qui a le droit de dire à
l’humanité : je suis vous. Je suis votre passé, votre présent et votre avenir. Je suis le
dépositaire en marche de votre expérience. Plus que cela, je suis l’incarnation de l’absurde
même qui caractérise l’existence. Votre existence. Mais qu’est-ce qui justifie un statut si
particulier pour un être humain ? Pour le comprendre et pour apprendre à le re-connaître
(puisqu’il est maintes fois passé parmi vous), il faut consentir à aller à Jacmel, dans le sud
d’Haïti.
Vitalité littéraire et carnavalesque du juif cosmopolite
Car, personnage mythologique, le Juif errant est aussi une figure carnavalesque. C’est-
même, dans une certaine mesure, la figure emblématique du carnaval jacmélien, le plus
créatif du pays d’Haïti. Le Juif errant jouit d’un don d’ubiquité qui lui permet d’occuper tout
l’espace et le temps humains. A Jacmel, à l’époque du carnaval, le magnifique et
« vénérable » vieillard est partout : à tous les carrefours, à tous les coins de rue… Une barbe
démesurément longue ; des cheveux drus surmontés d’une mitre ornée de l’étoile de
David ; il marche, il marche, il marche… vêtu d’une redingote à l’ancienne, tantôt traînant
son lourd et grand bâton, comme Jésus traînant sa croix, tantôt le portant avec une
élégance rédemptrice. Il marche, il marche, il marche… Il ne peut pas s’arrêter. Mystère ?! Il
vous dira volontiers qu’il avait déjà plus de douze ans à la naissance du Christ. Et ce sera un
indice de grande valeur, car l’incroyable destin du vieillard est lié à la Passion. Le carnaval
n’est en réalité que l’occasion pour lui d’exhiber sa propre « passion », son châtiment,
servant malgré lui de « témoin vivant contre les Juifs et les incrédules », dit une ancienne
version de la très vieille légende.
Il s’agit donc de l’illustration théâtro-carnavalesque des survivances d’un mythe
socioreligieux, d’une légende pieuse. Ce mythe est mondialement connu et sur son thème,
la littérature universelle a brodé toutes sortes de variations faisant du Juif errant une figure
complexe, polysémique, multidimensionnelle, positive ou négative, selon le contexte socio-
politique, ethnique, mais aussi selon la sensibilité philosophique ou théologique de
l’interprète. Il est impossible de réduire la figure du Juif errant en un schéma idéologique
figé. Il est le type même du personnage symbolique ouvert. Il n’a pas de famille. Pas de
patrie. Pas de maison. En fait, pas de possessions. Pas d’intérêts non plus. Donc, peu
d’opinions. Il parle toutes les langues. Mais il est celui qui ne juge pas. Il est témoin de la
pluridimensionnalité incommensurable de la vie. Il est l’homme qui fait incessamment le
tour des perspectives. Il ne s’arrête à aucune. D’où l’impossibilité pour la littérature
mondiale de coller une épithète réductrice définitive à cet homme-énigme qui lui-même
change de nom en fonction des époques et des lieux qu’il visite : les poètes allemands le
nomment « le Juif éternel », les Anglais en font « le Juif vagabond », alors que pour les
Espagnols il est le « Juif qui attend Dieu ». Et lui, il continue sa route sur toutes les routes,
sans porter attention à aucune de ces nominations avec lesquelles on voudrait emprisonner
sa marche. Il est tout ça sans être rien de tout ça. Oui. Le Juif errant est une figure
extraordinairement plastique, une errance pluridirectionnelle qui nous interpelle.
La légende et son évolution
Remontons à l’origine. Que dit la légende ? C’est l’histoire d’un homme dont la vie est la
mort. Un homme qui ne peut pas perdre la vie parce qu’il a perdu la mort. « Je meurs de ne
pas mourir » dit le personnage de d’Ormesson. Il erre inlassablement. Il enjambe les mers,
les rivières, les fleuves, les canyons, les forêts, les déserts, les montagnes, les continents… Il
ne peut pas s’arrêter. Il est condamné à tout voir, à tout contempler, indifféremment, sans y
prendre part : la peine et la détresse des hommes, leurs joies, les fêtes, les guerres, les
naissances, les morts et les renaissances… Il erre. Il ne peut pas s’arrêter. Terminus : la fin
des temps. Pourquoi ?
En 1259, un moine bénédictin, Mathieu Pâris, relate dans sa chronique le récit que lui fit un
évêque arménien en visite au monastère de St-Albans (en 1228). Le moine atteste la
présence d’un certain Cartaphile qui aurait repoussé le Christ sur le chemin du calvaire et
qui, pour ce fait, serait condamné à errer jusqu’au jugement dernier. Citons l’évêque :
« Lorsque Jésus fut entraîné par les Juifs hors du prétoire pour être crucifié, Cartaphilus,
portier de Ponce Pilate, le poussa par derrière avec le poing, en lui disant d’un ton de
mépris : « Jésus, marche plus vite. Pourquoi t’arrêtes-tu ? » Alors, le Christ, arrêtant sur cet
homme un regard triste et sévère, lui répondit : « Je marche comme il est écrit, et je me
reposerai bientôt ; mais toi, tu marcheras jusqu’à ma venue ».
La légende va se répandre en Europe au début du XVIIème siècle à la faveur des récits de
voyage des pèlerins qui rebaptisent le personnage de tous les noms. Mais, c’est en
Allemagne que la légende va connaître sa deuxième version importante. Lors de la Réforme,
l’auteur d’une lettre anonyme rapporte le récit d’un évêque allemand, Paul d’Eitzen, qui
affirme avoir rencontré dans une église de Hambourg non pas le portier romain de la
tradition, mais un cordonnier juif très vieux, Ahasvérus, qui affirme être condamné à
marcher jusqu’à la fin des temps en témoignage de la vérité chrétienne.
La légende évolue jusqu’à sa troisième et dernière grande étape dont le carnaval de Jacmel
va joyeusement et artistiquement hériter grâce aux fils de la ville qui, ayant étudié en
Europe, ont rapporté le mythe dans leurs bagages. Dans la ballade brabantine de 1774
–ballade dont tout Jacmélien qui se respecte connaît au moins deux ou trois strophes par
cœur- le Juif errant porte un nouveau nom : Isaac Laquedem. Il est de passage à Bruxelles
(Jacmel) et on l’invite à prendre un verre dans une auberge :
« Un jour près de la ville
De Bruxelles en Brabant
Des bourgeois fort dociles
L’accostèrent en passant
Jamais ils n’avaient vu
Un homme aussi barbu
Entrez dans cette auberge
Vénérable vieillard
D’un coup de bière fraîche
Vous prendrez votre part
Nous vous régalerons
Le mieux que nous pourrons »
Véritable opéra populaire, cette pièce émouvante à laquelle on peut assister au petit
bonheur (ou sur commande) dans l’ambiance luxuriante du carnaval jacmélien mérite d’être
connue.
Du juif soumis à l’Homme révolté : plaidoyer pour une transmutation
Isaac Laquedem parle toutes les langues. Il connaît tous les coins et recoins de la terre. Il ne
compte plus les tours du monde qu’il effectue. Mais « son sort malheureux paraît triste et
fâcheux » dit la chanson. La Ballade brabantine adopte d’emblée la conception négative du
Juif errant. Laquedem, c’est le damné, l’antéchrist qui n’a pas assez de grandeur pour que
son sort puisse inspirer autre chose que la pitié ou la compassion. Le dialogue avec la
clientèle bourgeoise de l’auberge est joliment misérabiliste. Mais questionnons cette
légende plus profondément. Car, selon nous, le vieillard a de la noblesse à revendre.
Ne nous attardons pas sur cette réaction trop humaine (la vengeance) attribuée au Christ au
point d’être en contradiction flagrante avec le profil psychologique du crucifié tel qu’il est
présenté dans le nouveau testament (« Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils
font »). Ce qui normalement enlève toute crédibilité historique et toute validité théologique
(du point de vue chrétien) à cette histoire. Nous nous tairons aussi sur la motivation
antisémite qui a animé sporadiquement l’évolution de ce mythe. Nous ne nous
intéresserons qu’au symbole, dans sa dimension philosophique.
Le Juif errant semble objectiver en lui, notamment à travers l’interprétation brabantine, le
second péché principiel après la transgression adamique. Mais, à nos yeux de Jacmélien qui
refuse ce symbole-ressentiment d’un peuple qui, ayant rejeté ce que d’autres considèrent
comme le messie, serait condamné à un exode ou un exil perpétuel (la diaspora juive), la
figure du Juif errant pourrait très bien être interprétée comme l’image ou l’allégorie d’une
errance plus fondamentale, plus radicale, plus existentielle : celle que représente la
déréliction humaine. Au lieu d’y voir une errance d’obédience chrétienne qui alors aurait du
compte à rendre, celle des brebis égarées qui refuseraient d’emprunter le « vrai chemin »
(qui est aussi « la vérité et la vie »), nous saisissons cette errance comme un ballotement
existentiel qui fait du personnage mythologique l’incarnation dans l’ordre de l’imaginaire de
la condition humaine. En fait, Isaac Laquedem ne se contente pas d’occuper l’espace
physique (Bruxelles, Jacmel ou ailleurs). Il est aussi présent en creux dans Les Frères
Karamazov de Dostoïevski, dans En attendant Godot de Beckett, dans Le Mur de Sartre,
dans La Peste de Camus… dans la complainte de l’Haïtien qui aujourd’hui encore se
demande pourquoi ses trois enfants qui s’appelaient tous Innocence sont ensevelis sous les
décombres de son habitation détruite en cet après-midi de janvier 2010.
La figure du Juif errant est donc le signe dramaturgique de ce besoin désespéré d’absolu que
Pascal éprouve avec effroi dans « le silence éternel » des « espaces infinis ». C’est cette
même errance qui motive l’essentiel de la production philosophique occidentale depuis
Platon qui a cru en avoir trouvé la solution, jusqu’à Heidegger, Sartre et Cioran en passant
par Schopenhauer et toute la philosophie dite tragique. Cette errance est quête résolue
d’absolu et de sens. Mais il faut qu’elle soit innocente. Créative et innocente. Le Juif errant
cesse alors d’être l’image symbolique et chrétienne d’une errance coupable (« témoin
vivant contre les Juifs et les incrédules ») qui attend son dénouement dans un très
hypothétique dernier jour, pour être le héros de cette transcendance humaine (le fait que
l’homme peut questionner l’être ainsi que son être) qui s’assume tragiquement, mais
positivement.
Il faut que cette errance soit innocente pour que le Christ puisse être lavé de cette image de
rancunier qui ne fait que le rabaisser, d’une part ; et d’autre part, pour que le vieillard Juif,
parce qu’il est homme, puisse gagner en dignité. Il faudrait sans doute, pour cette raison,
réécrire la Ballade brabantine et transmuer le Juif errant en Homme errant. Tout
simplement. Ainsi, du coup, son image deviendra libératrice. Car l’errance créatrice peut
bien être sa propre fin, sa propre justification, sa propre satisfaction. Le Juif errant doit être
plus proche de Sisyphe : une sensibilité de révolté joyeux et non un pathos de soumis
geignard.
Rien ne nous empêche de voir dans le Juif errant un personnage conceptuel qui actualise le
nomadisme de Deleuze. Laquedem est celui qui rejoint le monde, qui se confond avec le
monde. C’est l’homme qui va vers « mille plateaux » afin de connaître des milliers et des
milliers d’états affectifs, assumant ainsi le plus d’humanité possible, embrassant ainsi le
maximum de temporel et de spatial.
Il faut donc l’imaginer heureux. Il devient l’homme qui, ne pouvant trouver d’explication
finale à sa route, fait alors de cette route une grande joie et de chaque étape de cette route
sans destination ultime une folle raison de continuer à marcher, car quand la marche est
créative elle est auréolée d’un plaisir rédempteur. Oui. Le Juif errant peut très bien être
interprété comme la figure éclatante, positive et créative d’une affirmation terrestre : un
oui à cette vie.
Ad semper, Isaac !
Jacmel et le Juif errant, c’est une grande et belle histoire d’amour. Entré à Jacmel pour la
première fois dans la première moitié du XIXème siècle avec des étudiants jacméliens
revenus d’Europe, Isaac Laquedem a la courtoisie de visiter Jacmel-Carnaval tous les ans. Et
tous les ans, il nous rappelle par son errance créative que, fondamentalement, il n’y a pas
grand-chose de nouveau sous le soleil. Il est bien placé pour le savoir. « Chacun meurt à son
tour, mais moi, je vis toujours » nous dit-il. Mais, nous, nous voulons qu’il rie. Ad semper
Isaac !
Notes:
D’ormesson, Jean. Histoire du Juif errant. Paris: Gallimard, 1990.p.p. 521,522.
Cf. Idem, p. 191
Cf. Rouart, Marie-France. Le Mythe du Juif errant. Paris : José Corti. Dans L’Histoire du Juif errant de
d’Ormesson, le Juif maudit est Ahasvérus, un cordonnier qui, amoureux de Marie de Magdala, aurait refusé un
verre d’eau à Jésus et lui aurait sommé de marcher. Jalousie ! Jalousie ! Cf.p.p.74-76
C’est cette version qu’a retenue d’Ormesson. Cf. Idem.
D’Ormesson accorde une place considérable à la Ballade brabantine dans son roman. Le texte de la Ballade y
est reproduit in extenso. Cf. Idem, p.p. 526 et Seq.
Cf. Deleuze, Gilles. Mille plateaux. Paris : Ed. De Minuit, 1980.
Cf. Gilles, Jean Elie et al. Jacmel : Sa contribution à l’histoire d’Haïti. Port-au-Prince : Ed. Des Antilles, 1993,
p.206
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